I - Les raisons du conflit
Le conflit entre droit des marques et noms de domaine est toujours un probl�me d’actualit� car, � d�faut d’�tre v�ritablement un nouveau march�, internet constitue pour les entreprises un fort moyen de communication. Les soci�t�s savent qu’elles ont int�r�t � utiliser les marques connues des consommateurs dans les noms de domaine sous lesquels elles exploitent leur site web.
Si la marque est un signe de ralliement de la client�le parce qu’elle garantit au consommateur l’origine des produits ou services qu’elle d�signe, " c’est g�n�ralement au vu du nom de domaine que l’internaute va juger int�ressant ou non de se brancher sur le site, de prendre connaissance du produit ou du service qui y est offert, et �ventuellement d’y faire des achats " ( Les r�gles de nommage de l’internet en question ? G. HAAS, O. TISSOT, Les Annonces de la Seine, 8 f�vrier 1999, n°10 ).
Le conflit entre nom de domaine et marque r�sulte notamment dans l’absence de lien entre les syst�mes d’enregistrement de marque et de nom de domaine, mais aussi dans les r�gles d’attribution des noms de domaine. En effet, la marque est administr�e par une autorit� publique sur la base du territoire national, alors que le nom de domaine est administr� par une ONG et b�n�ficie d’une pr�sence mondiale.
C’est ce que nous rappelle l’OMPI, l’Organisation Mondiale de la Propri�t� Industrielle : " Les conflits entre les noms de domaine et les marques surgissent essentiellement parce qu’il n’y a pas de coordination entre les syst�mes d’enregistrement des marques et les syst�mes d’enregistrement des noms de domaine ".
En France, tous les noms de domaine en ".fr " doivent �tre enregistr�s aupr�s d’un prestataire qui effectue toutes les d�marches au nom de son client aupr�s de l’AFNIC (Association Fran�aise pour le Nommage Internet en Coop�ration). L’attribution du nom de domaine se fait en conformit� avec une " Charte de nommage " �tablie par l’AFNIC qui instaure un syst�me de v�rification exigeant que le demandeur soit titulaire de droit ant�rieur sur la d�nomination qu’il souhaite d�poser comme nom de domaine. Ainsi, un nom de domaine peut �tre le nom d’un organisme, son sigle, son enseigne commerciale, une marque d�pos�e, une association, ou encore le nom d’une publicit� ou d’un projet coop�ratif. S’il s’agit d’une soci�t�, le demandeur devra fournir le Kbis et le num�ro SIREN/SIRET. S’il s’agit d’une marque, le demandeur devra fournir le certificat d’enregistrement de la marque � l’INPI.
Malgr� ces dispositions, les conflits persistent, notamment en raison du fait que les diff�rentes autorit�s de nommage ne se concertent toujours pas.
II - L’�volution du conflit : La marque et le nom de domaine, une diff�rence in�luctable ?
Les noms de domaines qui �taient de simples adresses sont devenus des signes de ralliement � la client�le. Cette fonction les rapproche indubitablement des signes distinctifs tels que la marque de fabrique, la marque de commerce ou de service, le nom commercial et l’enseigne. Cependant, le nom de domaine ne peut �tre analys� comme une marque. En effet, il �chappe aux principales r�gles sp�cifiques s’imposant aux signes distinctifs tel le principe de sp�cialit� et le principe de territorialit�.
Cette diff�rence est-elle in�luctable ?
La marque a pour fonction essentielle de d�signer, identifier et individualiser tel produit ou tel service par rapport � un autre. La marque a donc un r�le extr�mement important puisqu’elle permet au consommateur de faire son choix en toute connaissance de cause et d’acc�der de la sorte � une certaine qualit� du produit ou du service.
On le constate dans la jurisprudence, les juges sanctionnent l’atteinte port�e au droit du propri�taire de la marque en se fondant sur deux crit�res : la similarit� et la confusion dans l’esprit du public.
1 - Les crit�res de similarit� et de confusion dans l’esprit du public
L’article L.713-3 du Code de Propri�t� Intellectuelle prohibe la reproduction de la marque d’autrui pour des produits similaires � condition qu’il y ait danger de confusion dans l’esprit du public.
Les juges saisis des conflits entre marques emploient deux m�thodes pour d�terminer la similarit� :
La m�thode objective consiste � consid�rer que deux produits ou services sont similaires � partir du moment o� leur nature, ou leur destination sont intrins�quement tr�s proches.
La m�thode subjective consiste quant � elle � observer l’attitude de la client�le par rapport aux deux produits ou services litigieux (si le consommateur croit qu’ils �manent du m�me fabricant), c’est-�-dire s’il existe une confusion dans l’esprit du public.
Les juges retiennent volontiers cette analyse subjective. Un arr�t de la Cour d’Appel de Paris du 19 janvier 1993, a consid�r� que " sont similaires des produits qui, en raison de leur nature et de leur destination, peuvent �tre attribu�s par les consommateurs � la m�me origine. Il s’agit d’une question de fait ".
L’alin�a second de l’article L.713-3 du CPI dispose qu’est interdite " b) L’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imit�e pour des produits ou services identiques ou similaires � ceux d�sign�s dans l’enregistrement ".
Or, l’imitation implique n�cessairement une confusion.
La Directive Communautaire de 1988 et la Cour de Justice des Communaut�s Europ�ennes ont fix� d’une mani�re tr�s pr�cise les crit�res d’appr�ciation du " risque de confusion ".
La CJCE s’est demand�e si " le risque d’association ", c’est-�-dire le lien que le public pouvait �tablir avec une marque ant�rieure du fait de sa ressemblance auditive, visuelle ou conceptuelle �tait de nature � cr�er le risque de confusion exig� par la Directive. Dans l’arr�t SABEL/PUMA du 11 novembre 1997, la CJCE a jug� que " la notion de risque d’association n’est pas une alternative � la notion de risque de confusion mais sert � en appr�cier l’�tendue ". L’arr�t CANON (CJCE) de la m�me ann�e estime que " constitue un risque de confusion le risque que le public puisse croire que les produits ou services en cause proviennent de la m�me entreprise ou, le cas �ch�ant, d’entreprises li�es �conomiquement ".
Le " risque de confusion " est un fait objectif, il doit �tre � la fois av�r� et d�ment �tabli. En interpr�tant la Directive, la CJCE pose trois principes : il faut comparer les signes d’une mani�re globale, en tenant compte de leur distinctivit�, qui comprend leur distinctivit� intrins�que et leur notori�t�, et de leurs similitudes visuelles, auditives et conceptuelles.
Les juges saisis de litiges inh�rents aux noms de domaine empruntent aujourd’hui ces crit�res de similarit� et de confusion dans l’esprit du public pour trancher les conflits.
Dans l’Affaire Alice, par exemple, La Cour d’Appel de Paris, le 4 d�cembre 1998 a d�cid� que l’enregistrement du nom de domaine " Alice. fr " par la soci�t� Alice �ditrice de logiciels, ne r�v�lait pas un comportement fautif de la part de cette derni�re, et qu’en l’absence de fraude, le nom de domaine est attribu� au premier demandeur malgr� l’ant�riorit� de la marque d�tenue par la soci�t� Alice, agence de publicit�. En outre les juges du fond consid�rent " qu’il s’agit d’un pr�nom commun et qu’en raison des activit�s totalement diff�rentes des deux soci�t�s, il ne peut y avoir confusion dans l’esprit du public ".
D�sormais, en l’absence de risque de confusion dans l’esprit du public, et � d�faut de preuve d’une notori�t� d�passant son domaine d’activit�, une soci�t� ne peut r�clamer de protection de sa d�nomination sociale ou de la marque. Cette affaire permet de constater que l’ant�riorit� de la marque ne justifie pas la radiation de l’enregistrement du nom de domaine lorsque les services ou produits ne sont pas consid�r�s comme identiques ou similaires.
2 - Une possible coexistence
L’�volution du conflit se manifeste d’une autre mani�re aujourd’hui, l’Affaire Chantelle en est un exemple. Le titulaire de la marque Chantelle, soci�t� de lingerie f�minine a saisi la Commission d’Arbitrage et de M�diation de l’OMPI pour r�cup�rer les noms de domaine " chantellebra.com " et " chantellebras.com " d�pos�s par un distributeur agr��. La question s’est pos�e de savoir si un distributeur peut valablement inclure dans le nom de domaine de son site web la marque des produits qu’il est habilit� � vendre ? L’OMPI a consid�r� que "celui qui vend r�guli�rement des produits rev�tus d’une marque a le droit d’enregistrer et d’utiliser un nom de domaine incorporant cette marque d�s lors que ce distributeur n’utilise pas son site web de fa�on � engendrer la confusion". (Dalloz Affaire 2002 - n° 15 - Sommaire comment� de la d�cision de la Commission administrative de l’OMPI du 20 d�cembre 2001, par C�dric MANARA, Professeur � L’EDHEC Business School).
Pour tol�rer cette utilisation de la marque par le distributeur, le panel d’arbitres a retenu le crit�re de confusion. Puisqu’il est aujourd’hui impossible d’envisager une r�glementation mondiale en mati�re de nom de domaine, la solution � ce genre de conflit ne pourra�t-elle pas se trouver dans le nom de domaine lui-m�me ?
L’AFNIC exige d�sormais que le nom de domaine soit choisi en fonction de crit�res objectifs. Pourquoi ne pas imaginer attribuer un nom de domaine en fonction d’un corps de m�tier ?
Par exemple, en mati�re de marque, le titulaire de la marque pourrait enregistrer comme nom de domaine l’intitul� de sa marque. Ensuite, chaque maillon de la cha�ne commerciale se verrait attribuer un nom de domaine en fonction de son r�le �conomique. Ainsi, le fabriquant de la marque pourrait avoir un nom de domaine en "marque.fab.fr", le distributeur se verrait quant � lui attribuer un nom de domaine en "marque.distrib.fr", et le vendeur pourrait utiliser le nom de domaine en "marque. vend.fr" etc...
Outre les difficult�s d’attribution des adresses en fonction de chaque corps de m�tier, cette possibilit� aurait l’avantage d’�viter les conflits, la concurrence d�loyale, le parasitisme entre titulaires et exploitants de la marque.
Par ailleurs, le d�p�t d’une marque en classe 38 (classe relative aux t�l�communications) ne suffit plus � emp�cher l’enregistrement d’un nom de domaine. C’est ce qu’a jug� le Tribunal de Grande Instance de Nanterre dans un jugement du 21 janvier 2002 lors d’un litige opposant la soci�t� Publications Bonnier, titulaire de la marque " Saveurs" et la soci�t� Saveurs et Senteurs Cr�ations, titulaire du nom de domaine " saveurs.com ".
Il faut maintenant " proc�der � une comparaison entre le contenu du site exploit� par la soci�t� Saveurs et Senteurs Cr�ations et les produits et services pour lesquels la protection est revendiqu�e, �tant rappel� que ces produits et services sont, outre ceux vis�s au d�p�t de la marque, ceux qui leur sont similaires. "
Finalement, le risque de confusion s’appr�cie au vu d’un certain nombre de facteurs objectifs interd�pendants, telle qu’une importante similarit� des signes et/ou des produits ou services concern�s, ou du caract�re intrins�quement distinctif et de la renomm�e de la marque.
3 - Le cas des marques notoires
Une marque notoire ou jouissant d’une renomm�e est une marque connue d’une large fraction du public et qui doit pouvoir cr�er dans l’esprit du public une association imm�diate entre la marque et le produit ou service qu’elle d�signe. Les crit�res de notorit�s sont g�n�ralement ceux de l’anciennet� de la marque, de l’importance de son exploitation, des investissements r�alis�s par le titulaire pour la faire conna�tre au public, et les r�sultats et sondages d’opinion r�alis�s.
La marque notoire ou renomm�e �chappe au principe de sp�cialit�. Le titulaire d’une marque peut s’opposer efficacement � l’enregistrement par un tiers de cette marque pour un nom de domaine, quelque soient les produits ou services d�sign�s dans l’acte de d�p�t. A partir du moment o� le titulaire d’une marque est en mesure de justifier la notori�t� de sa marque, et de prouver que l’exploitation du nom de domaine lui cause un pr�judice, le nom de domaine pourra lui revenir.
Cependant, l’affaire r�cente (2002) qui oppose France T�l�visions Interactive et le Cor�en Segwon Kim qui a enregistr� les noms de domaine " France2.com " et " France3.com " montre les limites de la notori�t�. France T�l�visions avait obtenu une ordonnance de r�f�r� interdisant au Cor�en l’utilisation des noms de domaine et ordonnant � celui-ci de les transf�rer. L’ICANN n’ayant pas fait ex�cuter cette d�cision, France T�l�visions avait alors saisi l’OMPI. L’organisation n’a pas reconnu la notori�t� des marques France2 et France3 en Cor�e et n’a donc pas ordonn� le transfert de celle-ci.
Au regard de la jurisprudence, aussi bien que de la doctrine, il semble qu’il n’y ait plus de diff�rences flagrantes entre droit des marques et nom de domaine. En effet, les juges sanctionnent souvent sur les m�mes fondements les contrefacteurs de marque et de nom de domaine. Les tribunaux retiennent de plus en plus le " pr�judice d’image " pour le demandeur qui constate que son image est d�valoris�e aupr�s de sa client�le, des consommateurs qui essaient de se connecter sur le site web, mais acc�dent soit � un site non exploit�, soit au site d’un concurrent direct.
Cependant, le nom de domaine doit pouvoir jouir d’un v�ritable statut juridique, ind�pendamment de celui des marques.
III - Le nom de domaine, une cat�gorie juridique des signes distinctifs
D’apr�s A. BERTRAND, les noms de domaine sont en quelque sorte des " enseignes �lectroniques qui constituent sans aucun doute une nouvelle cat�gorie de signes distinctifs " ( Le droit des marques, des signes distinctifs et des noms de domaine, Andr� BERTRAND, ed. CEDAT, Collection Th�orie et Pratique, septembre 2001).
Le nom de domaine est incontestablement par nature et par fonction un signe distinctif. Cependant, � d�faut de toute r�glementation nationale ou internationale, le r�gime juridique des noms de domaine ne repose que sur la pratique contractuelle et les usages.
D’une part, le nom de domaine appara�t v�ritablement comme un signe de ralliement � l’instar des enseignes commerciales et des marques, c’est pourquoi on peut facilement le comparer � une " enseigne �lectronique " ; et d’autre part, on remarque que le titulaire du nom de domaine dispose d’un droit r�el sur celui-ci, lequel peut alors faire l’objet de contrats, voire de licences.
A ce propos, les juges estiment qu’en mati�re de nom de domaine, un droit d’usage sur une marque n’est pas une licence d’exploitation de cette marque (TGI de Nanterre, 20 mars 2000). Le droit d’usage conc�d�, par Sony � son distributeur Alifax, d’utiliser la marque Espace Sony ne l’autorisait pas � enregistrer le domaine "espace-sony.com". En effet, ce droit d’usage ne s’applique qu’� l’enseigne, aux documents commerciaux et � la publicit�, mais ne constitue pas une licence d’exploitation. Rappelons qu’� l’inverse, dans l’Affaire Chantelle pr�cit�e, la Commission d’Arbitrage et de m�diation de l’OMPI a d�cid� que le distributeur pouvait l�galement utiliser le nom de domaine incorporant la marque, chantellebra.com, puisqu’il vendait r�guli�rement les produits de cette marque.
Si une coexistence entre marque et nom de domaine semble d�sormais acquise, et laisse supposer que le nom de domaine s’imposera de plus en plus comme une cat�gorie juridique � part enti�re, au-del� de la question de son statut se pose une autre question, celle de la coexistence et de l’harmonisation des solutions arbitrales et judiciaires dans cette mati�re.