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PRESSE & COMMUNICATION
La Rumeur
De la rue meurt � l’art humeur
Publié le lundi 21 juillet 2003
Par Christophe BORMANS
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Faisant suite � notre participation � un d�bat t�l�vis� sur le th�me de la rumeur et des fantasmes, les r�cents rebondissements de l’actualit� m�diatico-politique nous invitent � livrer ici un petit commentaire psychanalytique sur la rumeur et l’inconscient freudien.

Allons d’embl�e au c�ur du sujet. Pour le psychanalyste, la rumeur est une mise en sc�ne : la mise en sc�ne d’un fantasme. Comme chacun sait, une mise en sc�ne se fait g�n�ralement sur un th��tre. Le th��tre dont il est question ici - le th��tre dont il s’agit dans le cas de la rumeur -, c’est le th��tre de la rue. La rumeur c’est la mise en sc�ne du fantasme sur ou dans le th��tre de la rue.

Rumeur & Fantasme

Le fantasme c’est un sc�nario sp�cifique, un sc�nario dont nous sommes tous les personnages. Dans le fantasme, nous sommes comme le sc�nariste ou l’�crivain, qui va �crire pour mettre en sc�ne son propre sc�nario, c’est-�-dire ses propres conflits psychiques inconscients.

Or, dans la rumeur comme dans toute bonne pi�ce de th��tre, il faut qu’il y ait une bonne intrigue. Intrigue vient du latin « tricae » qui veut dire « embarras ». « Intricare », c’est mettre dans l’embarras, « extricare », c’est sortir de l’embarras.

Ce que l’on met donc en sc�ne dans une rumeur, c’est ce qui nous embarrasse. Pour �tre plus pr�cis : ce que l’on met en sc�ne, c’est ce que l’on n’arrive pas � dire. Et ce que l’on n’arrive pas � dire, c’est l’indicible, c’est-�-dire pr�cis�ment ce que Jacques Lacan nommait le r�el et Freud, quant � lui, l’inconscient.

Le personnage principal de la rumeur, c’est donc bien l’indicible, le r�el, c’est-�-dire l’inconscient, que l’on ne peut se repr�senter autrement que sur un mode imaginaire et projet� sur une autre sc�ne, apparemment ext�rieure.

La cure analytique vise on le sait � appr�hender ce r�el, cet indicible de l’existence, par le symbolique. C’est la cure par la parole (la fameuse « talking cure » d’Anna O.), laquelle confronte le sujet, tout comme �dipe dans la pi�ce de Sophocle, � l’�nigme de la Sphinge. S’il y a bien une mise en sc�ne analytique, celle-ci est hautement op�rante. Elle vise pr�cis�ment d’une part � l’abr�action, c’est-�-dire au passage de l’imaginaire au symbolique (c’est la catharsis d’Aristote remise au go�t du jour par la m�thode de Breuer � la fin du XIXe si�cle), et � la r�duction du fantasme � une �criture d’autre part, c’est-�-dire au rep�rage de ce par quoi nous sommes captif dans le r�el (cf. Jacques Lacan [1]).

Dans la rumeur, par contre, il s’agit d’une mise en sc�ne « ï¿½ la va-vite ». Une rumeur, c’est jouer « ï¿½ la va-vite » ! En tant que sc�nariste, on prend les acteurs qui sont d�j� � notre disposition. Et il y en a pl�thore ! Ce sont ceux qui sont d�j� sur la sc�ne : les plus connus, les plus c�l�bres, etc. Ne les appelle-t-on pas, d’ailleurs, les « acteurs » de la vie politique ?

C’est � ces acteurs qui sont « d�j�-l� », que l’on va faire jouer notre propre fantasme.

Ainsi, de la m�me mani�re que dans une pi�ce de th��tre, ce n’est pas la v�rit� objective (rationnelle, consciente) qui compte, mais c’est bien � l’aune de la v�rit� et de la r�alit� psychique et fantasmatique que l’on va pouvoir mesurer tout l’impact et la popularit� d’une rumeur.

La rue meurt

Certes, d’aucuns peuvent r�torquer au psychanalyste freudien, que la rumeur est un ph�nom�ne hautement collectif. En effet, et cela n’a rien d’�trange ! Comme des millions de spectateurs s’engouffrent dans des th��tres ou cin�mas pour aller voir une bonne pi�ce ou un film « g�nial », auquel on va du reste pouvoir s’identifier (c’est mon film pr�f�r�, c’est tout moi, c’est ma vie, etc.), des millions d’individus vont colporter la rumeur lorsqu’elle est bonne. C’est-�-dire lorsqu’elle met en sc�ne une bonne intrigue, autrement dit, on l’aura compris, un fantasme fondamental.

Le fantasme fondamental n’a pas de secret. C’est m�me sa sp�cificit� d’�tre si r�p�titif qu’il finit par passer inaper�u : ridiculis� le p�re imaginaire, faire tr�bucher le personnage c�l�bre et fantasmatique, le mettre � genou, etc. Bref, « que la b�te meure ! »

Nous connaissons tous, ce type de fantasme infantile, et certes, nous en sommes tous, aujourd’hui, plus ou moins d�gag�s. Oui, certainement, du moins peut-�tre, mais qu’advient-il lorsque l’occasion s’offre � nous de pouvoir encore une fois le partager avec d’autres � moindre frais ?

Refuserait-on une telle jouissance de pouvoir le partager, une derni�re fois, avec une « foule » ? C’est pr�cis�ment ce que l’on appelle le re-« foule »-ment.

Quant au caract�re a priori �trange de la rumeur, il est donn� par sa particularit� essentielle qui la distingue radicalement d’une pi�ce de th��tre ou d’un bon film. C’est que l’on n’est pas averti de sa repr�sentation. Mieux, c’est elle, cette repr�sentation, qui vient � nous. C’est ce que Freud appelait « l’inqui�tante �tranget� » (« Unheimliche ») : la rumeur se joue devant nous, se joue de nous.

La rue meurt parce pr�cis�ment la rue finit toujours un moment par se croire manipul�e. Dans la rumeur, on a sans cesse cette impression subreptice d’�tre manipul�, d’�tre manipul� pr�cis�ment par ce qui nous fascine. Cette impression d’y �tre, nous aussi sur la sc�ne, c’est l� tout de m�me, il faut bien le dire, le clou du spectacle !

Mais l� encore, c’est un fantasme. Nul ne peut manipuler la rumeur et la rumeur de manipulation de la rumeur fait partie int�grante de la rumeur, fait partie int�grante du fantasme.

Ne pas savoir si vous �tes spectateur ou acteur (manipul�), c’est pr�cis�ment la d�finition du fantasme. Vous fa�tes partie int�grante du « tournage », du tournage en rond, dans le fantasme de cet inconscient collectif. Et c’est de cet inconscient collectif dont, pr�cis�ment, il faut sortir pour sortir du fantasme. On a, du m�me coup, toute la diff�rence entre la psychologie (ou psychanalyse) selon Jung et ses successeurs, et la psychanalyse freudienne et lacanienne.

La psychologie dite d’inspiration « analytique » incite � sublimer, la psychanalyse, quant � elle, confronte au d�s�tre. Ce n’est pas du tout la m�me chose et la diff�rence est radicale. Pourquoi ? Parce que pousser � la sublimation �quivaut dans ce cas � id�aliser, c’est-�-dire de se rajouter de l’imaginaire, l� o� pr�cis�ment, il faudrait en sortir par le symbolique [2]. L’art ne jugule pas le fantasme, bien au contraire, il l’id�alise.

L’art humeur

C’est ce qu’exprime magnifiquement bien la c�l�bre chanson de Daniel Balavoine : le Chanteur.

Les nouvelles de l’�cole
Diront que je suis p�d�
Que mes yeux puent l’alcool
Que je ferais bien d’arr�ter

Les nouvelles, c’est-�-dire les rumeurs diront des choses horribles, et plus c’est horrible, il faut bien le reconna�tre, plus on aime. On sait comment la chanson se termine : « Je veux mourir malheureux » ! Le succ�s incroyable qu’a rencontr� la chanson en dit long sur les d�sirs inconscients de tout un chacun : d�sirs de malheurs, d�sir de mort.

C’est l� le discours du Ma�tre - du Ma�tre absolu, la mort -, du Ma�tre chanteur en l’occurrence. Ce que nous fait partager la chanson du chanteur, c’est la fameuse identification � « l’objet a », c’est-�-dire � la pourriture comme regard : « mes yeux puent » (l’alcool). C’est ce que Jacques Lacan avait merveilleusement bien mis en �vidence dans son s�minaire sur la pulsion (« Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », S�minaire XI, « Le regard comme objet petit a », S�ance du 19 f�vrier 1964, Seuil, Paris, 1973, p. 65 et suiv.). C’est cet objet du fantasme qui soutient le d�sir du chanteur. Identification au « rien », comme objet petit a. « Pour ne rien regretter », c’est-�-dire faire Un avec le « rien », ne pas regretter le « rien », c’est-�-dire le retrouver et s’y noyer. On sait ce qu’il est advenu d’�dith Piaf, mais c’est �galement l’extase, la b�atitude et la joie supr�me selon Ma�tre Eckhart :

« Et la plus haute joie qui �choit � l’esprit en partage est de s’�couler � nouveau dans le Rien de son arch�type et � y �tre - en tant que moi - enti�rement perdu » (Ma�tre Eckhart, Des deux chemins).

Ce qui « sauve » parfois l’artiste de ce d�sir mortif�re, c’est qu’il ne se confond pas avec son public, qu’il arrive parfois � s’en diff�rencier. « Sachez que tout flatteur vit aux d�pens de celui qui l’�coute », disait le renard rus� au Ma�tre corbeau de La Fontaine. Lorsque le flatteur, c’est-�-dire celui qui colporte la rumeur et celui qui l’�coute se confondent en une seule et unique foule, comme dans la rumeur, la « le�on » vaut bien plus qu’un fromage ! Car l’histoire peut se compliquer tr�s rapidement, jusqu’� parfois devenir « inextricable » justement, incompr�hensible, et appelons-la d�sormais par son nom : parano�a.

« Rumeur » vient en effet de l’indo-europ�en « reu », qui signifie bruit, bruits d’animaux en l’occurrence. Ce sont bien ces m�mes bruits, que le Pr�sident Schreber entendait lorsque, � la veille de sa seconde hospitalisation, alors qu’il occupait depuis moins d’un mois le poste auquel il avait �t� appel� : Pr�sident de la Cour d’appel de Dresde. Il n’arrivait plus � s’endormir pour le seul motif qu’il entendait des « bruits » derri�re le mur de sa chambre � coucher. Et ces bruits, justement, il croyait que c’�tait des bruits d’animaux, des bruits de souris en l’occurrence. On sait ce qu’il advint par la suite de l’�minent juriste : le cas de parano�a le plus c�l�bre de l’histoire de la litt�rature psychiatrique et analytique.

Afin de mieux mettre en �vidence cette corr�lation intime entre les bruits, les voix de la rumeur et la parano�a, rappelons pour conclure, l’un des premiers cas de parano�a analys� par Freud [3], le cas de Mme P., laquelle �tait pr�cis�ment parano�aque parce qu’elle croyait entendre dire d’elle sur son passage : « C’est Mme P... La voil� qui s’en va. O� va-t-elle ? » L’on peut ais�ment appliquer � la rumeur, ce que les voix disent dans la parano�a : « La rumeur... La voil� qui s’en va. O� va-t-elle ? »

Auteur
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Christophe BORMANS
Psychanalyste - Paris
Notes & Références bibliographiques

[1] « La fin d’analyse, on peut la d�finir. La fin d’analyse, c’est quand on a [...] retrouv� ce dont on est prisonnier [...] qu’on voie ce dont on est captif » (Jacques LACAN, Le moment de conclure, S�minaire 1977-1978, S�ance du 10 janvier 1978)

[2] « La po�sie est imaginairement symbolique » (Jacques LACAN, L’insu que sait de l’une b�vue s’aile � mourre, S�minaire XXIV, S�ance du 15 mars 1977, p. 107).

[3] S. Freud, « Nouvelles remarques sur les n�vropsychoses de d�fense » [1896], �uvres compl�tes, volume III, PUF, Paris, 1989, pp. 121-146.

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